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vendredi 18 novembre 2011

Un monde à part


Je me suis dit qu'il fallait absolument que je vous raconte, parce que je crois que je vis dans un monde à part. Ce soir, petit dîner de trente personnes environ : des jumeaux, amis de mon frère, fêtent leur anniversaire. Chez moi c'est pratique parce qu'il y a une véranda assez bien aménagée pour ça. Je suis là complètement par hasard : la grande sœur d'une de mes amies a voulu la faire inviter, à moins que ce ne soit à l'initiative de ses parents, probablement pour lui faire rencontrer des jeunes hommes de la bonne société. Du coup, restons pragmatiques, il faut bien quelqu'un pour lui tenir compagnie.

Je crois que ce n'est pas partout qu'on voit des jeunes gens, la vingtaine, qui vont à un dîner en jeans, chemise et veste de blazer. Ajoutons un foulard, arborons fièrement la chevalière : c'est la classe. Apéritif avec un fond sonore moitié rock, moitié je ne sais trop quoi, moi qui n'y connais rien. Le dîner commence au bout d'une heure et demie. Tout le monde est déjà un peu joyeux, et on propose de faire un bénédicité. Pas spécialement pour bénir le repas, mais parce que quand même, on n'est pas n'importe qui. L'idée est drôle, mais on a un peu la flemme, alors "on n'a qu'à mettre abemus papam !", ce qu'on fait aussitôt. [Là, c'est bien normal, la grande majorité de ceux qui me lisent - à condition que je sois lue - ne comprend même pas de quoi il s'agit.]

Non, certainement, ce n'est pas tous les jours qu'on voit des types bourrés à la bière et au bon vin, qui chantent Voici le corps et le sang du Seigneur et "c'est la lutte finale", en passant par Fanchon, "c'est à bâbord..." et j'en passe. Tentative d'un Je Vous Salue Marie à plusieurs voix, des chants traditionnels de chasse, L'Espérance, La Cavalcade - précisons s'il est nécessaire qu'ils chantent complètement faux, rapport à l'alcool, ce qui est plus classique. Et par derrière, toujours un fond musical entre rock et techno. Je ne suis pas rentrée dans l'ambiance parce que ce sont des amis de mon frère, et que je ne les connais pas, mais j'avais le même genre de dîners l'année dernière avec mes amis, l'alcool en moins.

Mais ce n'est pas plus fréquent, il me semble, de voir ensuite les convives (qui ont, je le rappelle, une vingtaine d'années), pousser à la fin du dîner les tables contre les murs, et se mettre à danser le rock - une forme très particulière de rock, en réalité. J'ai longtemps cru que c'en était, mais j'ai appris plus tard que ça n'avait de rock que la musique sur laquelle on le danse. Et encore. En réalité, la musique vire à l'électro, mais certains continuent de danser le "rock" quand même, pendant que les autres se trémoussent au son de la musique... En jeans et veste de blazer.

Non, vraiment, je crois vivre dans un monde part. Je suppose que quand on y est extérieur, ce monde doit être incompréhensible. Et à partir de là, c'est tellement facile de juger.

Et c'est mi-émerveillée, mi-désespérée, qu'après avoir écrit à peu près ces mots, la jeune fille d'à peine dix-huit ans que j'étais est partie se coucher, cette nuit-là, au son de musiques des années 80 mêlées du martèlement des basses du XXI° siècle.

Librement adapté d'après moi-même, février 2006

Comme un coquelicot


Enfant, j'étais très attirée par ces multitudes de coquelicots qui poussent dans les fossés, au printemps. Corolle si fragile, calice éclatant, trésors délicats et provocants. La fleur est là, elle se languit le long du pré, elle nous attend. J'en voulais une qui soit à moi, rien qu'à moi, juste pour moi. Maman disait, ne la cueille pas ! Elle est si bien ici, sur le bord du chemin. Prends-la et dans une heure, il n'en restera rien.

Mais pour une petite fille, c'était trop difficile, elle était tellement belle. Le moyen, s'il vous plaît, d'y résister ? Évidemment, je la cueillais ! Pour en sertir la boutonnière de mon gilet, pour la piquer dans mes cheveux, ou simplement pour la garder. Mais fatalement, une heure plus tard, il était tout fané, le joli coquelicot que j'avais ramassé. Je n'avais plus en mains qu'une fleur laide et fripée, aux pétales noircis et recroquevillés. Plus rien de la jolie fleur sauvage, qui m'avait fait pourtant d'intrépides œillades, je n'avais pas rêvé, lors de mon passage.

Oui, là, un peu plus tôt, sur son tapis d'émeraude, elle semblait appeler, chercher à me séduire, me charmer. Mais j'eusse tellement mieux fait de la laisser tranquille : joyau offert à tous n'appartient à personne, sinon à ses parents le soleil et la pluie.

Librement adapté d'après moi-même, mai 2007