Il y a quelques années, entourée d'amis et racontant une histoire traitant entre autres d'IVG, j'avais maladroitement employé le verbe "tuer", sans même y penser, et j'avais été très étonnée que tout le monde en soit choqué. Il faut dire que dans le contexte de mon histoire, il s'agissait d'une IVG non désirée que l'entourage souhaitait imposer à la mère, et par-dessus le marché je connaissais personnellement l'enfant en question, car la mère avait finalement su relever le défi de le garder, non sans un fort soutien extérieur et beaucoup de complications. Je ne pouvais envisager l'embryon que l'on avait souhaité ne pas laisser naître que sous la forme de cet enfant bien vivant que j'avais souvent côtoyé, d'où peut-être mon vocabulaire un peu brutal ; il ne s'agissait nullement pour moi de condamner d'un mot toutes les mères (et les pères) confrontés à cette question difficile et bien souvent cruciale.
Depuis, j'y ai souvent repensé, et j'y reviens aujourd'hui du strict point de vue des usages linguistiques (je ne prétends pas à une quelconque vérité biologique ou physiologique dans mes propos). Le fait est que notre façon d'utiliser ou non tel ou tel mot en dit très long sur notre vision du monde, et je vais donc me pencher aujourd'hui sur l'usage du verbe "tuer". Je m'en tiendrai à son usage comme prédicat d'action, et plus précisément d'action perpétrée par un humain. L'action de tuer, lorsque l'agent est animal, a une intentionnalité très différente ; on y parle de prédateur et de proie, le plus souvent dans le cadre de la survie primitive. Quant à l'usage événementiel, avec des agents comme catastrophe naturelle, maladie, ou même accident, il est encore plus éloigné de mon propos. Quels peuvent donc être les objets de "tuer" lorsque son sujet est humain ? Et pourquoi l'embryon ne pourrait-il pas en faire partie ?
J'ai d'abord pensé que le verbe "tuer" pouvait être trop barbare, brutal. On tue sa femme, son frère, son enfant, par passion, par haine ou par accident ; on tue des dizaines, centaines, milliers d'hommes dans une guerre ou un attentat... Certes. Mais on tue aussi des chatons lorsque l'on ne peut pas s'en occuper ; on tue des loups lorsqu'ils menacent nos troupeaux ; on tue du gibier à la chasse. Mieux encore : on tue un moustique qui nous agace, une fourmi sur laquelle on marche accidentellement ; on tue des bactéries qui nous menacent ou des parasites qui nous abîment la santé. On tue des microbes, et on parle même parfois de tuer des cellules cancéreuses, dans une représentation selon laquelle elles auraient une vie indépendante de celle du corps dans lequel elles se développent. Si tuer un être humain est quasiment universellement considéré comme un acte barbare et condamnable, sauf dans quelques cas très spécifiques et légitimés comme celui d'une guerre, selon les conditions, tuer un animal pourra être accepté sans aucune condamnation. Certains cas sont sujets à débats, avec des arguments pour ou contre. Si l'on pourra toujours trouver quelqu'un pour défendre (contre la majorité) l'idée qu'il ne faut pas tuer les moustiques, il sera plus difficile de trouver un défenseur de la vie des bactéries infectieuses.
Après avoir parcouru de nombreuses possibilités, il me semble que l'acte de "tuer" peut être effectué sur tous les êtres vivants animés. On ne parlera pas en revanche de tuer une plante ou un arbre (sauf par métaphore pour accentuer son propos : on peut parler de "tuer" des arbres lorsque l'on lutte contre la déforestation ; mais pas lorsque l'on abat un vieux cerisier au fond de son jardin). Et le verbe ne porte pas de condamnation en soi : un chasseur reviendra très fier d'avoir tué trois faisans ou un sanglier ; et même s'il y aura toujours quelqu'un pour le montrer du doigt, il n'en utilisera pas moins le verbe "tuer", sûr de sa légitimité. Le parent attentif tuera méthodiquement tous les poux qu'il trouvera dans les cheveux de son enfant, sans culpabilité aucune malgré l'emploi de ce verbe. L'acte est donc condamnable non pas parce qu'on lui applique le verbe "tuer", mais uniquement selon les convictions de chacun, et également selon l'objet de l'action.
Je me pose donc très sérieusement la question : L'embryon humain est-il susceptible d'être "tué", au même titre qu'un poulet que l'on va manger, un cafard dans notre évier, ou encore une larve ? L'embryon est-il conçu comme un être vivant animé ? Si non : pourquoi ? Est-ce que ce n'est pas vraiment vivant ? Est-ce que ce n'est pas vraiment "animé", de la même manière que le champignon est une forme de vie entre le végétal et l'animal ? (il ne me semble pas qu'on tue un champignon, pas plus qu'une fougère...) Est-ce encore parce que l'embryon est un amas de cellules qui n'a pas encore de vie propre dans nos conceptions, et qui fait partie du corps de la mère ? Auquel cas on ne pourrait pas plus le tuer qu'on ne peut tuer un organe... Est-ce encore autre chose ? Je ne sais pas. Et pourtant, l'utilisation de ce verbe reste dérangeante, je ne peux que l'admettre.