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lundi 5 avril 2010

Double


Hors de ta présence, on me disait fort jolie fille, bien élevée. D'une charmante discrétion, aimable et agréable à vivre... Mais dès que tu paraissais, ta beauté sublime et sauvage me faisait paraître transparente, ma blancheur éclatante devenait terne pâleur face aux tons chauds et cuivrés de ton bronzage fauve. Ma tenue simple et élégante était radicalement dépassée par ton chic flamboyant, au-delà de toute époque et de toute mode. Ta liberté de ton et de parole rendait ma politesse consensuelle hypocrite et fausse. Tu étais l'artiste, et j'étais la bêcheuse...

Ô comme je t'ai aimée, ma sœur... Ma sœur, combien je t'ai haïe !

Loin de moi, je t'admirais : l'éclat de tes réussites rejaillissait sur moi. Tu étais ma sœur adorée, ma sœur adulée, la sœur dont j'étais fière. Mais lorsqu'à l'occasion, tu revenais à nous, il n'y en avait plus que pour toi - toi qui étais si rarement présente à la maison. Tu accaparais mes frères, mes parents, mes amis, tous ceux que jalousement j'aurais voulu garder pour moi... Ma cour. Tous les efforts que j'avais faits pour m'épanouir, pour briller et dépasser ma timidité en ton absence, s'évanouissaient comme une goutte d'eau dans la fournaise ardente. Psshhht. J'étais vide, creuse, transparente. Et je ruminais ta ruine.

Ô comme je t'ai haïe, ma sœur... Ma sœur, combien je t'ai aimée !

Ce n'était pourtant pas ainsi, lorsque nous étions petites. Nous ne nous comprenions pas mieux alors, mais j'aurais tout fait pour toi. Seulement, mes efforts pour te plaire me rendaient servile à tes yeux, mes tentatives pour te sauver auprès de notre entourage après quelque action d'éclat ou parole mal perçue te sont, je crois, apparus comme une volonté de te rabaisser à mon niveau... Plus jeunes, tu avais le dessus sur moi. Je t'adulais, et je crois bien que tu me méprisais. Pourtant, c'était moi que l'on admirait pour ma gentillesse face à ton caractère indomptable. Mais ce temps a été bien court, et avec l'âge adulte la tendance s'est renversée : tu étais une vivante, et moi une morte.

Si tu savais combien je me suis haïe, ô ma sœur !

J'ai compté les armes que j'avais contre toi, et j'ai tout fait pour m'en servir. On me disait aimable, mais c'était pour te faire paraître odieuse. Ma prétendue charité chrétienne n'était destinée qu'à te nuire, par comparaison. Mes bontés à ton égard étaient conçues pour que tu les reçoives mal, face à ces gens dont l'opinion était si importante pour moi - tellement peu pour toi. Toi seule a compris ce complot diabolique, mais trop tard. Je devenais déjà ange, et toi démon. Cependant, sans le savoir, c'est ma propre ruine que je fondais.

Ô comme je te regrette aujourd'hui, ma sœur jumelle !

J'ai réussi à te perdre, mais je n'ai pas compris que c'était moi que je perdais. Ta disparition tragique t'a rendu ton éclat pour toujours, elle t'a fait retrouver ta beauté sublime et chatoyante. Je me suis damnée moi-même, condamnée à errer dans ce monde jusqu'au bout. Dépouille sans sépulture, cadavre sans tombeau. Condamnée à errer seule, moi qui sans toi ne suis qu'une moitié de rien. Je m'étais construite contre toi - tout contre toi. Et je ne suis plus que l'ombre de moi-même. Je n'avais pas compris que ma blancheur n'était éclatante que face à ton hâle fauve, que ma simplicité et ma délicatesse ne montraient de douceur qu'en comparaison avec ton franc parler. Ma discrétion n'existait que dans ton exubérance, ma présence n'avait de sens que par ton éloignement.

Ô ma sœur, tu es bien la plus vivante de nous deux. Désormais, je vis morte, de n'avoir pas compris à temps que nous étions complémentaires.

3 commentaires:

  1. Poignant. D'autant que ça m'évoque des instants vécus. Bravo pour ce texte!

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  2. Excellent texte, quel talent! C'est un vrai délice de lire des choses pareilles. La sardine doit s'être transformée en esturgeon pour nous pondre un tel caviar.

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  3. wahou, je me sens toute petite devant un si magnifique texte.

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